dimanche 6 mai 2012

Still Life ?


 Pour Caly.



 "Tu t'es donc enfin décidé à venir ici.
   Intéressant. Je ne t'attendais pas aussi tôt."

Il ne me regarde toujours pas.
Je le comprend. La mer est si belle à cette époque.

"Tu crois vraiment que le terme "époque" est approprié ici ?"

Je lui demande : "Où sommes-nous ?"
Il ne me répond pas. Pas tout de suite.
Il sort une clope de son paquet de Camel, l'allume, tire une latte et la jette.
Il me regarde enfin et dit :
"- Quel est ton dernier souvenir ?
 - Je me souviens seulement d'avoir ouvert les yeux et de m'être retrouvé sur cette plage.
   Le reste n'est que brouillard."
J'enfonce mes mains dans le sable chaud.

"Ce lieu n'a rien de réel, mais ça tu le sais déjà."
Il avait raison. Je le savais déjà.
"Je pourrais répondre à ta question. Te dire quel est cet endroit, mais ça aussi tu le sais déjà."
Il avait raison. Je pensais le savoir.

Je revois les phares de la voiture.
Je revois les ambulanciers.
Mon corps est pris d'un tremblement.
Je ne veux pas, je ne peux pas formuler cette phrase.
Puis, je vomis ces mots empreint de tristesse et peut-être de soulagement :
" Je... Suis... Mort ?"
Damian me sourit.
"Pas encore. Patience. Ce n'est pas ce que tu voulais ?"
Je le regarde et dit : "Je ne sais pas."

Je vois un groupe d'inconnus au loin qui se rapproche de plus en plus.
Ils passent tous devant moi.
Je vois ma mère biologique, un homme sans visage ( Mon père ? ), mon père adoptif,
Charles mon ami d'enfance, mort en voiture à l'âge de 6 ans.
Il y a tout un tas de gens oubliés qui ont constitué ma vie.
Puis, il y a Lou. Elle passe sans me regarder.
Ils se tiennent tous la main. Ils ont l'air heureux.
Ils commencent à marcher sur l'eau et s'éloignent de plus en plus.
Au bout d'un moment, ils se retournent. Ils me regardent et me sourient.
Lou porte sa main à ses lèvres et m'envoie un baiser.
Ils crient : "Rejoins-nous."
L'un d'eux commence à s'envoler et soulève les autres dans sa course.
Ils fusionnent pour devenir une gigantesque Lou.
Elle me regarde, me sourit, puis disparait dans l'horizon lointain.
La puissance de cette vision m'entraînent dans un abime vertigineux d'émotions.
J'ai tout perdu.

"Pas tout, Meth. Pas encore. Tu as la vie et tu as tes souvenirs. C'est ta force."
Damian sourit toujours.

Je cligne des yeux. Le ciel est mauve.
Une fête bat désormais son plein. Elle contraste avec le silence régnant à mes côtés.
Les gens semblent danser sur Yes de LMFAO.
"Peu importe leurs goûts.
 Peu importe leurs choix.
 Ils n'en font aucun cas.
 Comme disait Stephen King, danser c'est la vie.
 Et la musique n'est peut-être pas parfaite, mais le bonheur ne s'obtient pas facilement.
 Ne t'inquiète pas. Quand le temps viendra, tu auras un choix a faire.
 La fête ou le large. Ne fais pas d'erreur."

Je cligne des yeux.
Des enfants courent sur l'eau.
Il grandissent au fur et à mesure de leur avancée.
Ils apprennent la joie, ils apprennent l'amour, ils apprennent le deuil.
Puis ils disparaissent.

"Marchons."
Damian se lève et part.
Je le suis vers ma destinée.
Au bout d'une centaine de mètres, il s'arrête.
"Pense à un escalier."
Je ne comprends pas.
"Fais-le."
Je m'exécute, je ferme les yeux et imagine un immense escalier de nuages.
"Allez, on monte."
En ouvrant les yeux, l'escalier est là.
Damian a déjà commencé l'ascension.
Je le rattrape et lui demande naïvement :
"Tu m'accompagnes vers l'au-delà ?"
Il répond : "Le jour où tu y seras invité,
                  tu entendras 21st Century Schizoïd Man de King Crimson.
                  Tu sauras alors que c'est l'appel.
                  Allez, continue de grimper."

Arrivés au sommet, un gigantesque miroir se tient devant nous.
Je m'en approche. Je me vois petit. Et mon moi enfant m'observe.
Il a peur de ce qu'il voit. Il ne comprend pas comment son grand moi a pu devenir ainsi.
Puis, il me regarde avec plein de compassion.
Il me pardonne toutes les erreurs que j'ai pu faire.
Puis il grandit, passe par toute les étapes de ma vie,
je me vois même avec le coquard que mon père adoptif m'avait fait.
Je cligne des yeux.
La personne que j'observe à travers le miroir a changé.
Je vois Damian. Il fait les mêmes mimiques que moi.
Harry Haller, si tu me lis, je me suis tout autant perdu que toi.
J'observe Damian et lui demande :
"Mais qui es-tu ?"
Il sourit toujours.
"Allez Alice, traverse le miroir."
Allez Meth, on y va. Je traverse.

Je me retrouve dans une salle blanche.
J'ai un flingue dans la main.
Table Ikea, lampes Stark, deux chaises...de merde.
Damian est assis sur l'une d'elles.
Il se sert un whisky et en me voyant, il me fait signe
comme un type qui se croirait dans un bar remplis.
Sur les murs blancs, toute ma vie défile en flash d'images.
"Viens t'asseoir."
Je m'exécute. Je pose l'arme sur la table.

"Tu veux donc savoir qui je suis ?
Pourtant, tu as toi-même choisit ce nom.
Je suis ton meilleur ami et ton pire ennemi, ta chance et ta malchance.
J'ai toujours été là. Quelque part. Au plus profond de ton être.
Je suis apparu quand tu en as eu le plus besoin.
Quand tu étais seul. Quand tu n'avais pas d'amis, pas d'amour, personne.
J'étais là à tes 6 ans quand tu mentais aux autres gosses
pour te rendre intéressant et te faire aimer.
J'étais là à tes 12 ans quand tu as surpris ton père en train d'enculer ta mère.
J'étais là à tes 17 ans quand tu as rencontré l'amour de ta vie.
D'après toi, qui t'as poussé à aller lui parler.
Et j'étais là le jour de l'accident et... C'était pas ta faute."

Un poids énorme quitte mon corps sous le coup de la révélation.
Je peux enfin pleurer de soulagement.
Je prend l'arme et la braque sur ma tempe.
"Tu as choisis mon nom. Damian, Daïmon, la voix intérieure."
Et il se tapote la tête.
Derrière lui, les flashs d'images n'en forment plus qu'une.
Inutile de la nommer.
"Te souviens-tu de la seule fois où tu es allé dans une église ?
  Le jour de l'enterrement.
  Ce jour-là, tu as vu un poème épinglé au mur.
  Être jeune. Et deux vers t'avaient particulièrement bouleversés.
         "On ne devient pas vieux pour avoir vécu un certain nombre d'années.
          On devient vieux parce qu'on a déserté son idéal."
 Je le regarde, baisse l'arme et lui dit :
"- Alors, je suis centenaire.
 - Le second vers a un double sens. Ton aveuglement t'empêche de le voir.
   Ton idéal féminin était Lou, mais le vers parle de toi.
   Depuis sa mort, tu t'es perdu. Alors qu'elle a ressortie tout le bien qui était en toi.
   Elle t'a permis de forger un moi idéal fort.
   Tu as passé ta vie à suranalyser les situations.
   Regarde où tu en es désormais.
   Tu avais déjà perdu la notion de bonheur avant même qu'elle meurt."

Heureux les simples d'esprits.
Je comprend cette phrase maintenant.

"Tu es une personne bonne et tu n'as pas mérité cette vie.
  Mais tu dois continuer à te battre."

Je lève mon arme. Damian pense que je le vise. Peut-être a-t-il raison ?
Je tire. Tuer la vérité pour mieux l'oublier.
Derrière, Lou court dans les bois.
La balle traverse Damian et se loge dans le mur blanc.
La belle perfore le coeur symbolique de l'image de mon âme soeur.
Réminiscence d'un bonheur achevé.
Damian termine son verre.

"J'ai ma réponse. Je n'ai plus aucun rôle à jouer.
Mais tu t'en sortiras sans moi. "

La pièce commence à se fissurer.

" Il est temps. Temps de faire un choix."

La pièce s'effondre. Je ferme les yeux.

Je me retrouve sur la plage du commencement.
Damian est toujours là.
Assis sur la même chaise.
Cette fois, c'est Still Life des Horrors qui passe sur sa radio.
Il se lève , s'approche de moi, m'embrasse et me souffle dans l'oreille :
"Fais le bon choix. Je ne te jugerai pas."
Puis, il marche en direction du large.
Quand l'eau lui arrive au buste, il s'arrête, se retourne et me fait un signe d'Adieu.
Il crie : "Je serais toujours là ! Quelque part !"
Et il disparaît emporté par la mer.
Adieu, mon unique ami.

Je regarde la fête au loin. On sent d'ici la vie qui s'en dégage.
Je m'imagine y aller et danser jusqu'à ne plus en pouvoir.
Je regarde le large. J'ai l'impression d'entendre les cuivres de 21st Century Schizoïd Man.
Je m'imagine que le courant me porte, que le courant m'emporte, que le courant l'emporte.

Alors ?
Quel choix faire ?
Le Beau ou la médiocrité.
L'amour ou la vie.
Lou ou le reste du monde.
Je regarde la fête, je regarde le large.
Je regarde la fête, je fous un pied dans l'eau.

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